Autour d'une tasse de café.
Le onze Décembre 1929, un an après notre discussion. Siegfried ne le savait pas encore, mais c'était ce jour-là que se mit en marche la mécanique infernale de son destin. Pourtant, cette journée s'était déroulée de la même manière que celles qui avait précédé. Il s'était levé d'un air morne puis avait parcouru les rues de Transk à la recherche d'un emploi. Les refus se formulaient de tant de manières différentes que l'on aurait pu en faire un dictionnaire.
Il y avait tout d'abord le refus subtil (« Navré, vous faîtes erreur ! » suivi d'un « Vous êtes-là pour l'emploi ? » à l'adresse du postulant suivant), puis le refus hypocrite (« Ah, nous sommes sincèrement désolés, vous réunissez toutes les qualités requises, mais le poste est déjà pris »), en passant par le refus foncièrement désagréable (« Je suis désolé, mais … Nous cherchons quelqu'un de plus vigoureux. Devenez, je ne sais pas moi, écrivain, peut-être ? »).
Siegfried haïssait chacune de ces variétés. Les employeurs laissaient sous-entendre que son handicap le rendait inférieur aux autres et que seul un boulot de gratte-papier pourrait lui convenir.
Au départ, il est vrai, l'infirme s'était tourné vers la carrière du rond-de-cuir. Il adorait faire valoir son intelligence. Mais Brucell n'était pas connue pour sa sympathie envers les métiers de l'intellect. Bien que parfois, ces refus n'étaient dus qu'à ses cheveux roux et à ses yeux jaunes, ce qui excitait les superstitieux.
Autrefois, il était rédacteur-en-chef d'un quotidien. Mais celui-ci se vendait fort mal à cause de son contenu trop philosophique et son regard trop critique sur la société. Le Brucellois moyen n'avait pas la réflexion en haute estime. Ce n'était pas pour rien que les Reptiliens étaient étiquetés de « martiaux ». Le combat, il n'y avait que cela de vrai pour eux.
Après avoir essuyé un énième refus (un hypocrite), Siegfried se dirigea vers son café favori, le Javelot à Trois Lances. Il aimait bien ce nom, bien plus que l'ancien, la Fleur de Lys. Non qu'il fut aussi belliqueux que ses congénères, mais la victoire Brucelloise sur la nation Emizorienne l'avait gonflé d'un patriotisme guerrier, renforcé par le Dragon de Fer, plus haute distinction militaire, qu'il avait reçu l'année précédente pour services rendus à la Nation. En effet, il avait communiqué des informations capitales et avait ainsi permis à sa division de prendre une position hautement stratégique.
Il le portait fièrement quand il se trouvait au bistrot et ne manquait d'étonner les autres clients, peu habitués à voir un être si faible allié à un symbole si fort. Martin, le propriétaire, lui avait suggéré de l'avoir aussi sur lui quand il cherchait du travail, mais Siegfried avait refusé. Refusé de se servir d'une médaille pour montrer sa valeur. Ce serait contribuer à ce qu'il appelait « l'édification de la certitude ».
« Hep, Klaus ! »
Siegfried leva les yeux de sa tasse de café. Martin s'était penché vers lui et arborait un large sourire. Le rouquin soupira. Si c'était encore pour entendre les derniers potins, hors de question qu'il reste.
« Comment s'est passée ta journée ? Trouvé un emploi ?
– Dois-je vraiment répondre ?
– Non ! s'exclama l'autre. C'est juste que … oh, souris un peu ! Je t'ai trouvé un boulot ! »
Les oreilles de Siegfried se dressèrent.
« Vraiment ?
– Nah, je te fais marcher. Réfléchis, andouille, toi qui le fais si bien ! Enfin, réfléchis pas autant que le miroir des toilettes qui ...
– Très drôle. Venez-en au fait, coupa l'infirme. Je n'aime mes nouvelles que quand elles le sont, nouvelles.
– Franchement, faut que tu t'achètes un sens de l'humour. Fais-le dès que t'auras de quoi joindre les deux bouts, grommela le barman. Bon, écoute, c'est vraiment un truc pour toi. Tu connais Izquierda de Joyeugeai ?
– Je ne connais que les gens de valeur, Martin.
– Pff. Paie ton humilité. Enfin bref, cette Izquierda, il se trouve qu'elle cherche un secrétaire.
– Ah. Oui, ça m'intéresse.
– Je lui ai parlé de toi. Je lui ai dit que j'avais quelqu'un qui pourrait le faire. Facilement reconnaissable, petit, verdâtre, rouquin, des moignons d'ailes mais un esprit vachement développé, du nom de Klaus Siegfried.
– Flatteur, ironisa l'intéressé. Et qu'a-t-elle dit ?
– Elle a dit que tu ferai l'affaire.
– Certes. Mais secrétaire est un métier de gratte-papier. Est-ce bien rentable ?
– Oh, je pense que tu as pigé à son nom qu'elle était assez fortunée, la dame. Donc ouais, tu sera grassement payé. Tu remercieras ton oiseau, en passant.
– Pourquoi ?
– Elle adore ces bestioles. Quand je lui ai parlé de ton Nez-Rose ...
– Hérode.
– Hérode, elle t'a tout de suite embauché.
– Elle ne m'a pas vu. Que dois-je faire ?
– Simple, elle t'a donné rendez-vous demain à dix heures tapantes. Neuf rue du Clocher, si tu vois où c'est ? Le quartier chic. C'est une petite brasserie.
– Une petite brasserie ? Mais qu'a-t-elle a faire d'un secrétaire ?
– Va savoir.
– Enfin, qu'importe. Merci beaucoup. Vous m'avez rendu un grand service.»
Siegfried se leva, paya la note et prit congé de son « ami ».
Izquierda de Joyeugeai n'est pas un nom inconnu des Brucellois. Elle est célèbre pour avoir financé et soutenu l'embryon de ce qui deviendra bientôt le Fulgurun-Scalie, ou FS, l'armée personnelle de Klaus Siegfried, premières victimes de son charisme dérangeant. Je remercie Martin Patblanc pour ce témoignage.